Bataille autour des objectifs de CO₂
Tant qu’à acheter une voiture, autant que ce soit une électrique, se disent de plus en plus d’automobilistes. Le marché devrait donc en profiter. Or, le secteur automobile se plaint: il ne vend pas assez de voitures électriques. En réalité, ces lamentations visent à combattre des objectifs de CO₂ plus stricts.
Auto-suisse, l’association des importateurs d’automobiles, a une expression fétiche: «réglementation excessive». Elle se plaint régulièrement des nouvelles règles plus strictes qui, selon elle, «asphyxient le marché» et freinent l’électrification du parc automobile en déstabilisant la clientèle. Les responsables politiques, dit auto-suisse, doivent agir et cesser de réglementer. Les importateurs tentent ainsi de se présenter comme un secteur économique malmené.
Mais ces lamentations ont de quoi surprendre, car en ce qui concerne les véhicules purement électriques – c’està-dire sans les hybrides et les hybrides rechargeables –, l’année a assez bien débuté: jamais encore on n’avait immatriculé autant de voitures électriques en début d’année qu’en 2025. Et les plus de 6300 véhicules immatriculés en janvier et février représentent une augmentation de 11% par rapport à 2024.
Que cachent donc les plaintes d’auto-suisse? Depuis le début de l’année, les importateurs doivent respecter de nouveaux objectifs sur les fl ttes de véhicules neufs, avec des valeurs de CO₂ réduites d’environ 20%. Ce plan était connu depuis des années, mais le secteur s’en offusque tout de même, notamment parce que les ventes de voitures ont globalement baissé.
Les valeurs cibles s’appuient sur la loi sur le CO₂ et le Conseil fédéral les a mises en vigueur par voie d’ordonnance. Il s’agit d’un calcul mixte. «Les voitures à essence et diesel plombent le bilan CO₂, tandis que les électriques l’allègent», explique Anette Michel, chargée de projet pour eco-auto.info, la plateforme comparative de l’ATE. «Les objectifs de fl tte s’appliquent aux voitures neuves de tous les importateurs. Ils sont réputés atteints si les émissions de ces voitures ne dépassent pas 94 grammes de CO₂/km en moyenne. Sinon, des amendes menacent.»
Deux poids, deux mesures
Cependant, les objectifs ne sont pas les mêmes dans tous les cas. Les constructeurs qui produisent surtout de grosses voitures lourdes ont une marge de manœuvre plus importante en matière de CO₂ que ceux qui privilégient les plus petits véhicules. Ainsi, les importateurs exemplaires sont pénalisés par des objectifs plus stricts, tandis que les autres sont récompensés, critique Anette Michel. «En outre, on ne mesure que le CO₂ issu du pot d’échappement. Les valeurs cibles ne tiennent pas compte des émissions engendrées par le processus de construction.» Malgré cela, la branche s’attend à devoir «payer des amendes allant jusqu’à 500 millions de francs» rien qu’en 2025. Selon le président d’auto-suisse, Peter Grünenfelder, des suppressions de postes seraient ainsi inévitables.
Mais d’après Anette Michel, auto-suisse fait partie des retardataires: «Certains constructeurs sont incontestablement sur la bonne voie. Renault, par exemple, propose des véhicules à essence économes et des électriques abordables: il est donc armé face au durcissement des objectifs de CO₂.» Volvo possède aussi de nombreux modèles électriques dans sa gamme et respecte déjà les nouveaux objectifs. «D’autres marques, en revanche, s’accrochent à leurs modèles polluants.
Elles devront revoir leur stratégie ou payer des amendes, ce qui, naturellement, leur déplaît», note Anette Michel. Ironiquement, l’argent des amendes ne bénéficiera pas, comme on pourrait s’y attendre, à des projets climatiques: il garnira le fonds pour les routes nationales et le trafic d’agglomération (FORTA) et financera donc des infrastructures automobiles nuisant à l’environnement.
L’objectif CO₂ comme seul étalon
La baisse des objectifs de CO₂ est néanmoins une mesure efficace sur la voie de l’électrification nécessaire du trafic automobile. Elle incite à commercialiser davantage de voitures électriques. Produire en plus grande quantité fait baisser les coûts et, partant, le prix de vente des voitures électriques, ce qui favorise l’abandon des véhicules à essence et des diesels.
Une adaptation annuelle des objectifs de CO₂ aurait un impact supplémentaire. Le mécanisme actuel a entraîné des baisses des objectifs en 2012, 2020 et 2025, mais il n’y a guère eu d’amélioration les autres années. En outre, il serait particulièrement efficace que la Suisse fixe des normes minimales et des plafonds de consommation pour l’industrie automobile, comme elle le fait de longue date dans d’autres secteurs. Ainsi, les véhicules qui émettent énormément de CO₂, tels que les grands SUV ou les voitures de sport puissantes, ne pourraient même plus être importés.
Des corrections seront de toute façon indispensables sur la durée, souligne Anette Michel: «On ne s’arrêtera pas aux valeurs cibles actuelles. La prochaine étape est pour 2030: d’ici là, les voitures neuves ne pourront émettre que 50 grammes de CO₂/km en moyenne.» La dernière étape des objectifs s’appliquant aux voitures neuves prévue par l’UE est la réduction à zéro émission dès 2035. La Suisse pourrait s’aligner un jour, mais cela n’aboutira pas forcément à une interdiction des véhicules à essence: zéro émission nette signifie ait simplement que les sanctions s’appliquent dès le premier gramme de CO₂/km.
L’Europe cède
Il n’y a pas qu’en Suisse que le secteur automobile se plaint de la baisse des valeurs cibles. Et il remporte parfois des succès, comme à Bruxelles: la Commission européenne a accepté que les constructeurs s’adaptent aux nouvelles valeurs cibles de CO₂ non cette année, comme prévu, mais sur trois ans, jusqu’en 2027. Réaction de la Fédération européenne pour le transport et l’environnement T&E: «La Commission sape ainsi la principale incitation pour les constructeurs européens de rattraper leur retard en matière d’électrification.» En Europe, T&E estime à 880 000 le nombre de voitures électriques qui ne seront pas vendues à cause de ce report ces deux prochaines années. Sans parler même du volume de CO₂ qui aurait pu être économisé.
Auto-suisse a pris connaissance avec plaisir de la décision de la Commission de Bruxelles et a immédiatement exigé que la Suisse suive le mouvement. Le président d’Auto-suisse Peter Grünenfelder aime à dire que l’industrie automobile est «le troisième secteur d’importation de notre pays» et met en garde contre la menace de suppressions d’emplois. La branche sait ainsi parfaitement faire du lobbying et a de nombreux compagnons au Palais fédéral ; avec Albert Rösti, c’est même l’ancien président de l’association qui siège dans la salle du Conseil fédéral et qui, entre-temps, gère les dossiers correspondants dans son département.
En effet, le Conseil fédéral a entendu les lamentations, a revu son ordonnance CO₂ et a exaucé les vœux de la branche automobile. Pratiquement tous les importateurs bénéficient désormais d’allègements sur les objectifs climatiques. Le Conseil fédéral favorise ainsi la vente de voitures à essence et diesel, alors que cela va à l’encontre de l’objectif de rendre le trafic automobile plus respectueux du climat à moyen terme.
Dans son ordonnance, le Conseil fédéral est tout de même resté en partie en-dessous des exigences exagérées des importateurs de voitures. L’association réagit donc avec véhémence et fait savoir qu’elle envisage de prendre des mesures juridiques contre l’ordonnance CO₂, qu’elle qualifie d’«hostile à l’économie».